L’incompétence matérielle du tribunal : enjeux, conséquences et stratégies juridiques

Face à la complexité de l’organisation juridictionnelle française, l’incompétence matérielle constitue un moyen procédural fondamental qui peut bouleverser le cours d’une instance. Cette exception de procédure survient lorsqu’un tribunal est saisi d’un litige qui ne relève pas de ses attributions légales. La répartition des compétences entre les juridictions répond à une logique d’ordre public visant à garantir une justice spécialisée et efficace. Quand un justiciable ou un magistrat soulève cette exception, c’est tout le déroulement de l’affaire qui s’en trouve modifié. À travers un examen approfondi de ses fondements juridiques, de sa mise en œuvre procédurale et de ses implications pratiques, nous analyserons comment cette notion technique s’inscrit au cœur des stratégies contentieuses et de l’organisation judiciaire française.

Fondements juridiques et principes directeurs de l’incompétence matérielle

L’incompétence matérielle trouve ses racines dans les principes fondamentaux d’organisation de la justice française. Elle découle directement du principe de spécialisation des juridictions, selon lequel chaque tribunal possède un domaine d’intervention précisément délimité par les textes. Cette répartition des compétences n’est pas laissée au hasard mais répond à une logique d’efficacité judiciaire.

Le Code de procédure civile, dans ses articles 75 et suivants, encadre strictement cette notion. L’article 75 dispose que « l’incompétence peut être prononcée d’office en cas de violation d’une règle de compétence d’attribution d’ordre public ou lorsque le défendeur ne comparaît pas ». Cette formulation souligne le caractère impératif de certaines règles de compétence matérielle.

La distinction fondamentale s’opère entre les règles de compétence d’ordre public et celles relevant de l’intérêt privé. Les premières, comme la séparation entre juridictions administratives et judiciaires, s’imposent au juge qui doit les soulever d’office. Les secondes peuvent uniquement être invoquées par les parties, dans des délais et formes strictement définis.

La dualité de juridictions : un pilier du système français

La dualité de juridictions constitue la manifestation la plus évidente de la répartition matérielle des compétences. La séparation entre ordre judiciaire et ordre administratif représente une ligne de démarcation fondamentale dont le franchissement irrégulier entraîne une incompétence radicale. Le Tribunal des conflits, juridiction spécifique créée précisément pour arbitrer les conflits de compétence entre ces deux ordres, joue un rôle déterminant dans la délimitation des frontières juridictionnelles.

Au sein même de chaque ordre juridictionnel, la spécialisation s’affine encore. Dans l’ordre judiciaire, la répartition des compétences s’organise entre:

  • Les juridictions civiles (tribunal judiciaire, tribunal de commerce, conseil de prud’hommes)
  • Les juridictions pénales (tribunal de police, tribunal correctionnel, cour d’assises)
  • Les juridictions spécialisées (tribunal pour enfants, pôles spécialisés)

Le Code de l’organisation judiciaire définit avec précision les attributions de chaque juridiction. Par exemple, l’article L.211-3 attribue au tribunal judiciaire une compétence de droit commun pour connaître de toutes les affaires civiles et commerciales pour lesquelles la compétence n’est pas attribuée, en raison de la nature de la demande, à une autre juridiction.

Cette architecture complexe est complétée par des critères de compétence liés à la nature du litige, à son montant ou encore à la qualité des parties. Ainsi, le conseil de prud’hommes sera exclusivement compétent pour les litiges nés du contrat de travail, tandis que le tribunal de commerce connaîtra des litiges entre commerçants ou relatifs aux actes de commerce.

L’incompétence matérielle se distingue de l’incompétence territoriale. Alors que cette dernière concerne la répartition géographique des affaires entre juridictions de même nature, l’incompétence matérielle touche à la nature même du pouvoir juridictionnel. Cette distinction fondamentale explique pourquoi le régime juridique de l’incompétence matérielle est généralement plus rigoureux et ses conséquences plus lourdes.

Procédure de contestation et modalités de soulèvement de l’incompétence

La mise en œuvre de l’exception d’incompétence matérielle obéit à un formalisme rigoureux qui varie selon qu’elle est soulevée par les parties ou relevée d’office par le juge. Cette procédure, minutieusement encadrée par les articles 75 à 99 du Code de procédure civile, constitue un véritable parcours procédural dont la maîtrise s’avère déterminante pour les praticiens.

Lorsque l’incompétence est invoquée par une partie, elle prend la forme d’une exception de procédure. Conformément à l’article 74 du Code de procédure civile, cette exception doit être soulevée in limine litis, c’est-à-dire avant toute défense au fond ou fin de non-recevoir. Cette exigence chronologique traduit la volonté du législateur de régler rapidement les questions de compétence pour éviter qu’une partie ne conteste tardivement la compétence du tribunal après avoir constaté que l’affaire prend une tournure défavorable.

Le formalisme spécifique de l’exception d’incompétence

La contestation de la compétence matérielle doit respecter un formalisme particulier. L’article 75 du Code de procédure civile exige que la partie qui soulève l’incompétence désigne obligatoirement la juridiction qu’elle estime compétente. Cette obligation vise à éviter les manœuvres dilatoires et à faciliter le renvoi de l’affaire. À défaut de cette désignation, l’exception sera jugée irrecevable.

Le législateur a prévu une procédure accélérée pour traiter cette question préalable. Le juge doit statuer sur sa compétence avant d’examiner le fond de l’affaire. Si l’incompétence est manifeste ou s’impose avec évidence, il peut la prononcer immédiatement. Dans les cas plus complexes, il peut joindre l’incident au fond pour statuer par une seule décision, conformément à l’article 76 du Code de procédure civile.

Parallèlement, le juge dispose du pouvoir de relever d’office son incompétence dans certaines situations précisément définies:

  • En cas de violation d’une règle de compétence d’attribution d’ordre public
  • Lorsque le défendeur ne comparaît pas
  • Dans les litiges relatifs à l’état des personnes

Cette faculté de relever d’office l’incompétence matérielle constitue une garantie supplémentaire du respect de l’ordre public juridictionnel. Elle permet au juge de refuser de connaître d’un litige qui excède manifestement ses attributions légales, même si les parties n’ont pas soulevé cette question.

La jurisprudence a précisé les contours de cette obligation. Dans un arrêt remarqué de la Cour de cassation du 6 février 2007, la Haute juridiction a rappelé que le juge doit relever d’office son incompétence lorsqu’elle résulte d’une règle d’ordre public, et ce même en l’absence de demande des parties. Cette position traduit l’importance accordée au respect des règles de compétence matérielle dans l’architecture juridictionnelle française.

S’agissant des modalités pratiques, l’exception d’incompétence peut être présentée dans les conclusions écrites ou oralement à l’audience selon la procédure applicable. Dans tous les cas, elle doit être motivée et accompagnée des éléments factuels et juridiques qui la justifient. Une simple allégation d’incompétence sans argumentation précise sera généralement rejetée par les tribunaux.

Effets juridiques et conséquences procédurales de la déclaration d’incompétence

Lorsqu’un tribunal se déclare matériellement incompétent, cette décision génère des effets juridiques considérables qui bouleversent le déroulement de la procédure. Ces conséquences varient selon plusieurs facteurs, notamment la nature de la règle de compétence violée et l’existence ou non d’une juridiction clairement identifiée comme compétente.

La première conséquence majeure réside dans l’impossibilité pour le tribunal de statuer sur le fond du litige. En se déclarant incompétent, le juge reconnaît son absence de pouvoir juridictionnel pour trancher le différend qui lui est soumis. Cette autodélimitation de son champ d’intervention constitue une application directe du principe fondamental selon lequel nul ne peut excéder les pouvoirs que la loi lui confère.

Le mécanisme du renvoi et ses subtilités

Conformément à l’article 81 du Code de procédure civile, le juge qui se déclare incompétent désigne la juridiction qu’il estime compétente. Cette désignation s’impose aux parties et à la juridiction de renvoi si le demandeur saisit celle-ci dans un délai de deux mois à compter de la notification du jugement d’incompétence.

Ce mécanisme de renvoi présente plusieurs caractéristiques notables:

  • Le dossier n’est pas transmis automatiquement à la juridiction désignée
  • L’initiative de la saisine de la juridiction de renvoi appartient au demandeur
  • Le délai de deux mois est prescrit à peine de forclusion

La Cour de cassation a précisé, dans un arrêt du 11 octobre 2018, que l’absence de saisine de la juridiction désignée dans le délai imparti entraînait la caducité de l’assignation initiale. Cette solution sévère souligne l’importance de la vigilance procédurale suite à une décision d’incompétence.

Une particularité importante concerne les cas où l’incompétence est prononcée au profit d’une juridiction administrative. Dans cette hypothèse, l’article 96 du Code de procédure civile prévoit que le tribunal judiciaire doit renvoyer seulement le fond du litige à la juridiction administrative compétente. Il demeure saisi des demandes accessoires ainsi que des incidents qui ne relèvent pas de la compétence exclusive de cette juridiction.

La préservation des actes valablement accomplis

L’article 82 du Code de procédure civile contient une disposition protectrice fondamentale: les actes valablement accomplis devant la juridiction initialement saisie demeurent valables devant la juridiction de renvoi. Cette règle, qui constitue une application du principe d’économie procédurale, permet d’éviter la répétition inutile d’actes déjà réalisés.

Ainsi, les mesures d’instruction ordonnées par le tribunal incompétent, les expertises réalisées ou les constats effectués conservent leur validité devant la nouvelle juridiction. Cette solution pragmatique permet de préserver les investissements procéduraux déjà consentis par les parties.

Concernant les délais de prescription et de forclusion, l’article 2241 du Code civil prévoit que la demande en justice, même portée devant une juridiction incompétente, interrompt la prescription ainsi que les délais de forclusion. Cette interruption produit ses effets jusqu’à l’extinction de l’instance, offrant ainsi une protection précieuse au demandeur confronté à une déclaration d’incompétence.

Toutefois, cette protection connaît une limite importante: si le demandeur ne saisit pas la juridiction compétente dans le délai de deux mois suivant le jugement d’incompétence, l’effet interruptif de la première demande est considéré comme non avenu. Cette règle, qui figure à l’article 2243 du Code civil, peut avoir des conséquences dramatiques lorsque le délai de prescription est expiré au moment où l’incompétence est prononcée.

Analyse jurisprudentielle des cas emblématiques d’incompétence matérielle

L’examen de la jurisprudence relative à l’incompétence matérielle révèle des tendances significatives et des solutions parfois surprenantes qui éclairent la pratique juridique contemporaine. À travers les décisions des hautes juridictions se dessinent les contours précis de cette notion fondamentale.

Dans un arrêt remarqué du 15 novembre 2017, la première chambre civile de la Cour de cassation a apporté des précisions essentielles sur la frontière entre la compétence du tribunal judiciaire et celle du tribunal de commerce. L’affaire concernait un litige opposant deux sociétés commerciales au sujet d’un contrat complexe comportant à la fois des éléments commerciaux et civils. La Haute juridiction a rappelé que le critère déterminant réside dans la nature principale de l’obligation litigieuse, et non dans la qualité des parties ou la présence d’éléments accessoires relevant d’une autre compétence.

Les conflits de compétence entre juridictions spécialisées

Les conflits entre juridictions spécialisées constituent un terrain particulièrement fertile en matière d’incompétence matérielle. La chambre sociale de la Cour de cassation, dans un arrêt du 28 mars 2018, a dû trancher une question délicate concernant la frontière entre la compétence du conseil de prud’hommes et celle du tribunal de commerce dans un litige impliquant un dirigeant social également titulaire d’un contrat de travail.

La solution retenue par la Haute juridiction mérite attention: elle a considéré que les demandes fondées sur la révocation du mandat social relevaient exclusivement du tribunal de commerce, tandis que celles relatives à la rupture du contrat de travail demeuraient de la compétence du conseil de prud’hommes. Cette position, qui refuse la théorie de l’accessoire au profit d’une analyse distributive des demandes, illustre la rigueur avec laquelle sont appliquées les règles de compétence matérielle.

Dans un autre registre, le Tribunal des conflits a rendu le 9 décembre 2019 une décision fondamentale concernant la répartition des compétences entre le juge judiciaire et le juge administratif en matière de responsabilité médicale. Confronté à un litige mêlant des actes relevant du service public hospitalier et des interventions de praticiens libéraux, le Tribunal a refusé d’appliquer la théorie des blocs de compétences. Il a préféré une approche analytique, distinguant les fautes selon leur rattachement à l’organisation du service public ou à l’exercice libéral de la médecine.

Cette jurisprudence subtile témoigne de la complexité croissante des situations juridiques contemporaines qui mettent à l’épreuve les frontières traditionnelles de compétence matérielle.

L’évolution jurisprudentielle face aux nouveaux contentieux

L’émergence de nouveaux contentieux, notamment dans le domaine numérique, a conduit les juridictions à préciser les règles de compétence matérielle. Dans un arrêt du 4 juillet 2019, la Cour de cassation a dû déterminer quelle juridiction était compétente pour connaître d’un litige relatif à des publications diffamatoires sur les réseaux sociaux.

La Haute juridiction a considéré que, malgré la dimension technologique du support, ces litiges relevaient de la compétence du tribunal judiciaire statuant en matière civile, et non du tribunal correctionnel, dès lors que la victime optait pour la voie civile. Cette solution pragmatique illustre l’adaptation jurisprudentielle aux nouvelles formes de contentieux.

De même, les juridictions ont dû affiner les règles de compétence en matière de contentieux environnemental. Dans une décision du 13 septembre 2020, le Conseil d’État a précisé les critères de répartition entre le juge administratif et le juge judiciaire concernant les actions en responsabilité liées à des dommages environnementaux. La haute juridiction administrative a retenu que les actions fondées sur la violation de normes administratives relatives à la protection de l’environnement relevaient de sa compétence, tandis que les actions fondées sur le trouble anormal de voisinage demeuraient de la compétence judiciaire.

Ces illustrations jurisprudentielles démontrent que l’incompétence matérielle n’est pas une notion figée mais une construction vivante qui s’adapte aux évolutions sociales, économiques et technologiques. Elles soulignent l’importance pour les praticiens du droit de maintenir une veille jurisprudentielle active dans ce domaine en perpétuelle mutation.

Stratégies procédurales et conseils pratiques face à l’incompétence matérielle

L’incompétence matérielle peut constituer un levier stratégique puissant dans le cadre d’un contentieux. Maîtriser ses rouages permet aux praticiens d’optimiser la défense des intérêts de leurs clients, que ce soit en l’invoquant opportunément ou en anticipant son soulèvement par l’adversaire. Cette dimension tactique mérite une attention particulière.

Pour le demandeur, le choix initial de la juridiction revêt une importance capitale. Une analyse approfondie des règles de compétence s’impose avant toute saisine. Cette étape préliminaire nécessite d’identifier avec précision la nature juridique du litige, les qualifications applicables et les règles spéciales éventuellement pertinentes. Une erreur à ce stade peut entraîner des mois de procédure inutile et des frais considérables.

L’anticipation des risques d’incompétence

Dans les situations complexes où la compétence pourrait s’avérer incertaine, plusieurs approches préventives peuvent être envisagées:

  • La consultation préalable de la jurisprudence spécifique au type de litige concerné
  • L’élaboration d’une argumentation subsidiaire sur la compétence, à intégrer dans l’acte introductif d’instance
  • La préparation anticipée d’un dossier de renvoi pour réagir promptement en cas d’incompétence déclarée

Pour le défendeur, l’exception d’incompétence représente parfois une opportunité procédurale majeure. Elle peut permettre de gagner du temps, d’obtenir un renvoi vers une juridiction potentiellement plus favorable, ou de créer une pression négociationnelle sur l’adversaire. Toutefois, son utilisation requiert discernement et précision.

La jurisprudence sanctionne sévèrement les exceptions d’incompétence dilatoires ou manifestement mal fondées. Dans un arrêt du 12 janvier 2018, la Cour d’appel de Paris a condamné un plaideur à une amende civile de 3000 euros pour avoir soulevé une exception d’incompétence dépourvue de tout fondement sérieux, caractérisant ainsi un abus du droit d’agir en justice.

L’articulation avec les autres incidents procéduraux

L’exception d’incompétence s’inscrit dans un ensemble plus vaste d’incidents procéduraux dont l’articulation mérite attention. L’article 74 du Code de procédure civile impose une hiérarchie chronologique stricte: les exceptions de procédure doivent être soulevées simultanément et avant toute défense au fond ou fin de non-recevoir.

Cette règle implique une réflexion stratégique globale sur l’ensemble des moyens procéduraux disponibles. Un avocat avisé évaluera l’opportunité de combiner l’exception d’incompétence avec d’autres exceptions comme la litispendance, la connexité ou les exceptions dilatoires.

En pratique, plusieurs recommandations peuvent être formulées:

Pour le demandeur confronté à une exception d’incompétence:

  • Préparer immédiatement un argumentaire sur la compétence de la juridiction saisie
  • Identifier la juridiction potentiellement compétente en cas d’incompétence avérée
  • Vérifier les délais de prescription applicables pour évaluer les risques

Pour le défendeur souhaitant soulever l’incompétence:

  • Vérifier scrupuleusement le respect des conditions de recevabilité de l’exception
  • Désigner précisément la juridiction estimée compétente
  • Évaluer l’intérêt stratégique réel de l’exception par rapport aux autres moyens disponibles

Dans certaines situations, le maintien volontaire devant une juridiction matériellement incompétente peut s’avérer stratégiquement préférable à un renvoi. C’est notamment le cas lorsque la juridiction saisie présente des avantages procéduraux significatifs (délais plus courts, expertise des magistrats, jurisprudence favorable) et que la règle de compétence violée n’est pas d’ordre public.

La prorogation volontaire de compétence, prévue par l’article 41 du Code de procédure civile, permet aux parties de convenir expressément de soumettre leur différend à une juridiction qui ne serait pas territorialement compétente. Toutefois, cette faculté ne s’applique pas aux règles de compétence matérielle d’ordre public, qui demeurent impératives.

Évolutions contemporaines et perspectives futures de l’incompétence matérielle

Le concept d’incompétence matérielle connaît actuellement des transformations significatives sous l’effet conjugué des réformes législatives, des évolutions sociétales et des influences du droit européen. Ces mutations redessinant progressivement les contours de cette notion classique méritent une analyse prospective.

La réforme de la justice initiée par la loi du 23 mars 2019 a profondément modifié le paysage juridictionnel français. La fusion du tribunal d’instance et du tribunal de grande instance au sein du tribunal judiciaire a simplifié certaines questions de compétence matérielle qui suscitaient auparavant d’innombrables contentieux. Désormais, les conflits de compétence entre ces deux juridictions appartiennent au passé, remplacés par une répartition interne entre le juge des contentieux de proximité et les formations collégiales.

L’impact de la dématérialisation et des nouvelles technologies

La dématérialisation croissante des procédures judiciaires soulève des questions inédites en matière de compétence. Le développement des plateformes en ligne de règlement des litiges, encouragé par le législateur, bouscule les frontières traditionnelles entre médiation, conciliation et juridiction contentieuse. La question se pose de savoir si ces nouveaux espaces numériques constituent de véritables juridictions soumises aux règles classiques de compétence matérielle.

La Cour de justice de l’Union européenne, dans un arrêt du 17 avril 2020, a considéré que les plateformes de règlement en ligne des litiges ne constituaient pas des juridictions au sens strict, mais devaient néanmoins respecter certaines garanties procédurales fondamentales. Cette position nuancée illustre la difficulté à appliquer les concepts traditionnels de compétence matérielle aux nouveaux modes de résolution des conflits.

Dans le même temps, l’émergence de contentieux technologiques complexes (intelligence artificielle, blockchain, protection des données) met à l’épreuve les frontières établies entre les différentes juridictions spécialisées. Le législateur a commencé à répondre à ces défis en créant des pôles spécialisés, comme le pôle civil de la propriété intellectuelle au sein du tribunal judiciaire de Paris, mais de nombreuses zones grises subsistent.

Vers une simplification ou une complexification des règles de compétence?

Deux tendances contradictoires semblent actuellement à l’œuvre dans l’évolution des règles de compétence matérielle.

D’un côté, un mouvement de simplification vise à rendre le système juridictionnel plus lisible pour le justiciable. La fusion des tribunaux d’instance et de grande instance illustre cette volonté de clarification. De même, la loi du 18 novembre 2016 a supprimé certains tribunaux spécialisés comme les tribunaux des affaires de sécurité sociale, intégrant leur contentieux au tribunal judiciaire.

D’un autre côté, on observe une tendance à la spécialisation accrue avec la création de juridictions ou de formations hautement spécialisées. Le Parquet national financier, les juridictions interrégionales spécialisées ou encore les pôles sociaux des tribunaux judiciaires témoignent de cette recherche d’expertise juridictionnelle pointue. Cette spécialisation, si elle améliore la qualité des décisions rendues, complexifie inévitablement les règles de compétence matérielle.

L’influence du droit européen joue également un rôle majeur dans cette évolution. Les règlements européens en matière de compétence internationale, comme le règlement Bruxelles I bis, introduisent des critères de compétence qui transcendent parfois les distinctions traditionnelles du droit interne. La Cour de justice de l’Union européenne a ainsi développé une jurisprudence substantielle sur la notion de « matière civile et commerciale » qui influence progressivement les conceptions nationales.

Les perspectives d’évolution de l’incompétence matérielle semblent donc s’orienter vers un système à deux vitesses: simplification pour les contentieux courants, hyperspécialisation pour les litiges complexes ou sensibles. Cette dualité pose la question de l’accessibilité de la justice et de la sécurité juridique pour les justiciables confrontés à un système de plus en plus sophistiqué.

La justice prédictive et les outils d’aide à la décision pourraient à l’avenir contribuer à sécuriser la détermination de la juridiction compétente. Des algorithmes analysant la jurisprudence pourraient proposer aux praticiens et aux justiciables des orientations fiables sur la juridiction matériellement compétente dans des situations complexes. Ces innovations technologiques, si elles ne remplacent pas l’analyse juridique approfondie, pourraient réduire significativement le nombre d’erreurs d’aiguillage juridictionnel.

Le défi de l’efficacité judiciaire face aux questions de compétence

L’incompétence matérielle soulève une tension fondamentale entre le respect rigoureux des règles d’attribution juridictionnelle et l’exigence d’efficacité de la justice. Ce dilemme traverse l’ensemble du système judiciaire et appelle une réflexion approfondie sur les moyens de concilier ces impératifs apparemment contradictoires.

Les déclarations d’incompétence génèrent incontestablement des délais supplémentaires dans le traitement des affaires. Une étude réalisée par le ministère de la Justice en 2019 révèle qu’un renvoi pour incompétence allonge en moyenne de 8 à 14 mois la durée totale de traitement d’un litige. Ces délais supplémentaires constituent un facteur d’inefficacité judiciaire et peuvent être perçus comme un déni de justice par les justiciables.

Les mécanismes correctifs développés par le législateur

Face à ce constat, le législateur a progressivement développé plusieurs mécanismes visant à atténuer les effets négatifs des déclarations d’incompétence:

  • Le mécanisme de passerelle prévu à l’article 81 du Code de procédure civile
  • La prorogation de compétence dans certaines circonstances
  • La possibilité pour le juge de statuer sur des demandes accessoires malgré son incompétence sur le principal

L’article 92 du Code de procédure civile illustre cette recherche d’efficacité en permettant au juge d’appel, lorsqu’il infirme un jugement pour erreur de compétence, d’évoquer le fond du litige si la juridiction dont émane la décision était effectivement incompétente. Cette faculté d’évocation permet d’éviter un renvoi qui retarderait encore la solution du litige.

Dans le même esprit, l’article 96 du même code prévoit que lorsqu’une juridiction judiciaire se déclare incompétente au profit d’une juridiction administrative, elle reste saisie des demandes accessoires et des incidents qui ne relèvent pas de la compétence exclusive de cette dernière. Cette disposition pragmatique évite le morcellement du contentieux et favorise une résolution globale du litige.

La jurisprudence au service de l’efficacité judiciaire

Les tribunaux ont également développé une approche pragmatique des questions de compétence, parfois au prix d’une interprétation souple des textes. La Cour de cassation, dans un arrêt du 22 septembre 2016, a ainsi validé la compétence d’un tribunal de grande instance pour connaître d’un litige relevant normalement du tribunal de commerce, au motif que l’exception d’incompétence avait été soulevée tardivement et que la juridiction saisie disposait d’une « aptitude naturelle » à traiter ce type de contentieux.

Cette notion d' »aptitude naturelle », qui ne figure dans aucun texte, traduit une approche fonctionnelle de la compétence qui privilégie l’efficacité sur le formalisme strict. Elle permet d’éviter des renvois qui n’auraient d’autre effet que de retarder la solution du litige sans améliorer la qualité de la décision.

De même, la jurisprudence a développé la théorie des « blocs de compétence » qui permet, dans certains cas, d’attribuer l’ensemble d’un litige complexe à une seule juridiction, même si certains aspects pourraient relever de la compétence d’une autre. Cette approche globale favorise une résolution cohérente et rapide des litiges.

L’équilibre entre rigueur procédurale et efficacité judiciaire demeure toutefois délicat à trouver. Une application trop souple des règles de compétence risque de compromettre la spécialisation des juridictions et la prévisibilité du système, tandis qu’un formalisme excessif peut transformer les questions de compétence en obstacles insurmontables pour les justiciables.

Les réformes récentes semblent privilégier une approche pragmatique qui maintient fermement les règles de compétence d’ordre public tout en assouplissant les conséquences des incompétences relevant de l’intérêt privé. Cette voie médiane, qui respecte la structure fondamentale de l’organisation juridictionnelle tout en limitant les effets dilatoires des exceptions de procédure, paraît constituer une réponse équilibrée aux défis posés par l’incompétence matérielle.

La formation des magistrats et des avocats aux subtilités des règles de compétence représente également un levier d’amélioration significatif. Une meilleure maîtrise de ces règles par l’ensemble des acteurs du procès permettrait de réduire le nombre de saisines erronées et d’exceptions infondées, contribuant ainsi à l’efficacité globale du système judiciaire.